La détente

Nous oublions souvent, dans notre vie moderne de vitesse et de performance, de nous arrêter un moment pour prendre le temps de nous détendre. Or la détente, la décontraction, la relaxation, est à la base de tout le travail du Tai Chi Chuan. Les tensions nerveuses et musculaires dont nous ne manquons pas nous encombrent et alourdissent nos faits et gestes. La prise de conscience de ces tensions permet leur relâchement progressif qui autorise une circulation énergétique naturelle. Une fois débarassés de ces tensions, nous sommes plus disponibles, tout nous semble plus facile. Les exercices de Chi Kung, qui visent à obtenir cette détente et améliorer la circulation énergétique, sont donc d’une grande importance. Commencer les entraînements par ces exercices nous permet d’être en bonne condition pour aborder le travail de l’enchaînement du Tai Chi Chuan.

La lenteur

Si on veut progresser vite, il suffit d’aller lentement ! C’est ce principe de lenteur qui permet d’appréhender les subtilités d’un mouvement. Quand on voyage pour découvrir un pays, il ne nous viendrait pas à l’esprit de le traverser le plus vite possible. On n’en retiendrait pas grand-chose ! C’est au contraire en prenant le temps, sans penser à la prochaine étape, que nous pouvons nous imprégner des lieux et des gens. Il en va de même pour le voyage intérieur.
La lenteur des gestes nous permet de prendre conscience des déséquilibres et des tensions, qui sont plus ou moins masqués lors de mouvements rapides. La vitesse donne l’illusion de l’équilibre car elle permet dans certains cas de rattraper un déséquilibre par l’enchaînement rapide du mouvement suivant. On a alors éludé le problème au lieu d’essayer de le résoudre. Et on n’a pas progressé. La vitesse cache aussi les tensions en les compensant par d’autres tensions… Si par contre nous nous exerçons lentement jusqu’à ce que le corps trouve de lui-même le bon positionnement qui réduit tensions et déséquilibre au minimum, il nous est ensuite facile d’augmenter la vitesse progressivement. Avant d’apprendre à courir, on apprend à marcher.

L’enracinement et l’équilibre

A l’image de la cohésion des principes opposés Yin et Yang, le pratiquant de Tai Chi recherche une cohésion entre le haut du corps léger et fluide, et le bas du corps fort et profondément ancré au sol. La souplesse et la fluidité des mouvements du haut du corps ne peuvent se concevoir sans de solides bases que sont les jambes. Nous pouvons commencer le travail d’enracinement par le relâchement du bassin (légère rétroversion sans contraction musculaire) qui procure une impression de descente du poids du corps dans les jambes, et y associer une sensation d’enfoncement des pieds dans le sol.
L’enracinement n’est pas seulement lié à la terre. On peut aussi sentir un ancrage au ciel, comme si le sommet de la tête était suspendu au ciel par un fil. Le bassin fond vers la terre, la tête est attirée vers le ciel, de sorte à créer un étirement en douceur de la colonne vertébrale. La connexion des deux pôles terre et ciel nous permet de ressentir notre axe vertical. Prendre le temps de ressentir cet enracinement développe une certaine présence : on est là et à l’écoute, réceptif aux signaux intérieurs et extérieurs.
Un bon moyen de tester notre enracinement et la sensation de l’axe vertical consiste à faire l’enchaînement du Tai Chi sans les bras, en ne conservant que les mouvements des jambes (déplacements et coups de pieds). On se rend alors compte que les bras participent beaucoup à l’équilibre. Lorsqu’on ne s’en sert pas, que nous sommes privés de leur (autre) fonction de balancier, il nous faut faire davantage confiance à nos appuis. Cela nous rend plus conscients de l’utilité d’un bon enracinement et de la sensation de verticalité. En poursuivant cette idée, nous pouvons ensuite faire l’enchaînement du Tai Chi avec les bras, mais sans les faire participer à l’équilibre, en gardant en permanence les sensations d’enracinement et d’axe vertical. Ainsi, les bras sont plus légers et disponibles, capables de mouvements souples, fluides, et solidement basés.

La conscience

La répétition est la base de tout apprentissage. Pour le Tai Chi Chuan, la répétition est nécessaire dans un premier temps à la mémorisation des mouvements. Ensuite, lorsque l’enchaînement des mouvements n’est plus hésitant, la répétition permet d’affiner les mouvements. Cependant, la répétition seule ne suffit pas car elle finit par devenir mécanique et ne nous apporte plus rien de nouveau. Par opposition, la conscience du mouvement permet de remplir de sens le mouvement, de le rendre vivant et évolutif. Cette conscience peut se définir comme la présence et l’attention que nous portons aux subtilités du mouvement et aux sensations qu’il procure.
La combinaison de la répétition et de la conscience du mouvement fait que nous découvrons continuellement de nouveaux ajustements qui, mêmes infimes, enrichissent chacun de nos gestes. Les mouvements deviennent plus goûteux, ce qui les rend de plus en plus agréables à exécuter.

La visualisation

L’aspect dynamique. Il nous est tous arrivé de trouver certains mouvements creux, comme si notre geste était trop flottant et pas assez guidé. Pour améliorer ces mouvements nous pouvons nous servir de l’imaginaire. La visualisation est un bon moyen d’enrichir et de donner du sens à nos gestes. Les mouvements prennent alors de la consistance. Dans les exercices de Chi Kung, la visualisation d’une circulation à travers le corps participe au même titre que la respiration et le mouvement à favoriser cette circulation. Dans un étirement, le fait d’imaginer le muscle s’allonger favorise le relâchement et rend l’étirement plus agréable et plus efficace. Dans l’enchaînement du Tai Chi, la visualisation d’un adversaire donne une application au mouvement. L’imagination des échanges avec l’adversaire implique que chaque geste soit guidé par une intention. Les transferts du poids du corps, les phases d’absorption et de rebond prennent tout leur sens dans le contexte d’une situation de contact, même imaginaire. Il faut néanmoins garder à l’esprit (et au corps) la constance de la fluidité et de la détente.
L’aspect statique. Que faire quand on ne peut pas pratiquer (par exemple en cas de blessure invalidante) ? Dans cette situation, on a toujours la possibilité de pratiquer en visualisation seule, c'est-à-dire sans bouger et en s’imaginant faire l’enchaînement du Tai Chi. Il est assez étonnant de se rendre compte qu’on arrive ainsi à ressentir le mouvement alors qu’on est immobile…

L’appropriation

Une qualité importante du pratiquant de Tai Chi Chuan (et d’arts martiaux en général) est la faculté d’observation. C’est cette qualité qui nous permet d’imiter. L’imitation est nécessaire dans un premier temps pour apprendre des mouvements.
Au delà de l’imitation, qui nous permet de réaliser le mouvement tel que notre modèle le fait (aux limitations physiques près !), nous devons nous approprier le mouvement, afin de le ressentir par nous-même. Cette appropriation peut nous mener à modifier légèrement le mouvement, ce qui n’est pas gênant dans la mesure où l’on n’en trahit pas l’essence. Le but du Tai Chi Chuan n’est pas de former des clones, capables d’exécuter strictement les mêmes mouvements. C’est au contraire d’apprendre à chacun à s’adapter et à adapter le mouvement à son propre ressenti. Si après avoir cherché en soi les ajustements nécessaires, on sent de l’intérieur que le mouvement est juste, alors il est juste, et on n’a pas besoin d’image extérieure.

La consolidation

Nous rencontrons tous au cours de notre pratique des moments où nous avons l’impression de stagner et même de régresser. Cela se présente par exemple sous la forme de mouvements que l’on ne « sent » plus, dans lesquels nous étions à l’aise et qui maintenant nous semblent imparfaits et inconfortables. Il ne faut pas s’en inquiéter. Dans ces moments s’opère une remise en question des principes que l’on pensait assimilés. Ces moments sont en fait des phases de consolidation, un peu comme des révisions qui nous permettent de repartir tout neuf vers de nouvelles évolutions. Ce sont en quelque sorte des pauses pour vérifier la solidité de nos bases avant de construire davantage.
Ces phases de consolidation et d’évolution sont en correspondance avec les cycles de la nature, dans laquelle toute apogée est forcément suivie d’un déclin et vice-versa. Quand la lune est devenue pleine elle commence à décroître, quand elle est devenue vide elle commence à croître. Il ne faut pas confondre cette comparaison avec une soudaine envie de poésie, ce n’est vraiment pas ça ! C’est un moyen d’exprimer un phénomène qui est fortement ancré dans la réalité. Qui peut prétendre échapper aux lois naturelles et avancer continuellement sans aucune pause ?

L’évolution globale

Evoluer de manière globale consiste à faire progresser simultanément tous les aspects de notre pratique du Tai Chi Chuan, comme pour chercher à s’agrandir dans toutes les directions. Prenons l’image d’une sphère qui nous contient et que nous voulons agrandir. Si on agrandit uniquement une direction, une bosse apparaît et le volume n’est plus une sphère. Si au contraire on agrandit simultanément toutes les directions, la sphère grandit harmonieusement. Les divers aspects de notre pratique du Tai Chi Chuan interagissent, et des progrès dans un domaine amènent des évolutions dans les autres domaines pour peu que l’on continue à les travailler. C’est ce qui permet à des évolutions d’en initier d’autres et crée ainsi une dynamique, un cercle vertueux.
Faisons la parallèle avec la posture de l’arbre et l’exercice particulier qui vise à agrandir notre espace au travers de variantes de l’arbre dans plusieurs directions. A l’issue de ces mouvements, en reprenant la posture, nous sentons nos mains plus en avant, notre dos plus en arrière, nos bras plus larges sur les côtés, le tout sans que rien ne tienne en force. Nous sentons aussi nos pieds ancrés plus profond dans le sol et notre tête plus haute. Nous nous sommes agrandis dans toutes les directions simultanément.

L’échange

Lors des exercices individuels, il est parfois difficile d’évaluer notre faculté à appliquer les principes du Tai Chi. L’exercice avec partenaire, comme le Tui Shou, nous permet de nous rendre compte de notre capacité à mettre en œuvre les principes de relâchement (du physique et du mental) et d’écoute (de soi et de l’autre) dans une situation de contact. L’exercice avec partenaire est une précieuse aide à l'objectivité : il nous fournit un miroir sensoriel qui nous renvoit notre image par l’intermédiaire des parties du corps en contact avec le partenaire. Nous pouvons ainsi percevoir nos forces et nos faiblesses, relatives bien entendu.
Lorsque l’on arrive à être bien détendu et réceptif aux mouvements du partenaire, on est soi-même surpris par les réactions naturelles que nous pouvons produire en retour. Lorsque les deux partenaires sont détendus, on peut aboutir à des échanges spontanés et harmonieux où le jeu des équilibres joue à plein, sans utilisation de force superflue.
Les échanges avec partenaire doivent être pratiqués de manière lucide et honnête avec soi-même. Il ne sert à rien de vouloir à tout prix battre le partenaire, quitte à utiliser la force. La courte satisfaction que cela procure ne supporte pas la comparaison avec les perspectives de progrès qu’offre une vision claire de nos points faibles. Bien sûr l’aspect ludique du Tui Shou fait que nous avons toujours un peu envie de « gagner », mais il ne faut pas que ce soit au détriment de la manière et de la recherche d’une meilleure perception.

L’application au quotidien

L’application des principes du Tai Chi Chuan à la vie de tous les jours est un excellent exercice. Dans le monde du travail, les situations de tensions entre individus ne manquent pas et sont de bonnes occasions de tester notre capacité à appliquer certains principes du Tai Chi. Comme lors des Tui Shou, nous pouvons au quotidien faire appel au principe de lâcher-prise du mental, qui par la diminution de l’appréhension permet d’être davantage à l’écoute et d’affiner la perception. La situation s’éclaircit et on entrevoit intuitivement de nouvelles solutions pratiquement sans les avoir cherchées. C’est très proche de la situation où l’on déséquilibre le partenaire par une réponse intuitive et non préméditée à un de ces mouvements. Je n’ai pas dit que c’était facile ni que ça fonctionnait tout le temps ! Mais je suis convaincu que c’est une voie importante d’évolution.

Harmoniser Yin et Yang

L’enchaînement du Tai Chi est un mouvement continu dont l’équilibre repose sur l’alternance des forces Yin et Yang. Pour goûter pleinement le Tai Chi, nous devons intégrer l’équilibre de ces forces dans chacun de nos mouvements. A l’image du Yin et du Yang qui interagissent et forment un tout cohérent, le corps et l’esprit interagissent pour aboutir à une cohésion psycho-corporelle. Grâce à cette cohésion et en développant l’attention et la perception, nous parvenons à sentir intuitivement lorsque le mouvement respecte ou non cet équilibre Yin-Yang.

Une fois exprimées, la plupart de ces remarques me semblent aujourd’hui des évidences. Etait-ce le cas il y a quelques années ? Je ne crois pas, ce qui revient à dire que ce sont des principes que l’on assimile peu à peu avec la pratique du Tai Chi Chuan. Ces principes, jusqu’alors sous-jacents à ma pratique mais sans être clairement énoncés, ont fait l’objet de réflexions conscientes à l’occasion d’un arrêt (involontaire) de ma pratique pendant quelques mois. Ces réflexions m’ont mené (à moins qu’il s’agisse d’un hasard mais…) à une période de progression très agréable, j’en suis encore tout étonné. Elles m’ont aussi fait prendre conscience du chemin parcouru, ainsi que de l’étendue du potentiel de développement personnel au travers du Tai Chi Chuan… immanquablement ça rend humble.


Mémoire rédigé par Laurent NAJA